Pour bien saisir l’œuvre de Mitsuo Shiraishi, il faut partir de sa double culture. Japonaise bien entendu avec sa tradition exceptionnelle de la gravure à laquelle il faut rattacher l’artiste, ses atmosphères, une représentation de l’espace très différente de l’européenne, une forme d’onirisme, l’attachement aux voies traditionnelles et sacrées, la catastrophe d’Hiroshima à laquelle il consacre un cycle jamais descriptif mais très émouvant.
Occidentale bien sûr en considérant ses références : Breughel, Jérôme Bosch, pour une sorte de merveilleux fantastique, Odilon Redon et le surréalisme pour l’élaboration d’un monde singulier. L’objet de l’œuvre est toujours le fruit d’un regard particulier et incisif sur le réel.
En observant son œuvre peint et gravé, on saisit les déplacements qu’il opère. Le réel donne sa part de vide, d’absence, qui en fait dans le même temps la force poétique et la pénétration de l’Unheimlich (« L’inquiétante étrangeté ») de Freud. Il n’est pas un peintre d’histoires mais un artiste qui sait comment nous faire prendre la place de l’inquiétude, de l’innommé et de la peur, avec un humour qui questionne le comment, le pourquoi, le peut-être.
Si l’on prend l’exemple des fins filaments qui s’accrochent aux pans d’un abîme, vient une infinité de questions. Qui pourra franchir une telle difficulté ? Qui a osé affronter une telle construction pour nouer une sorte de passerelle improbable pour l’activité humaine ? Indéniablement, Mitsuo Shiraishi rêve un réel en lui donnant une teneur et une saveur inoubliables. Le regardeur franchit les parois d’un rêve qui frémit de son inconscient, qui manifeste sa quête d’exploits mythiques.
Il provoque des rapports impensables, opposés, qui font mouche pour saisir le monde qui nous entoure. Une forêt dans une presque clairière montre un labyrinthe dont la sortie est l’entrée. C’est l’opposition du construit et du naturel, c’est l’opposition entre se perdre dans la forêt et s’égarer mentalement dans le labyrinthe de béton. Cela concerne surtout l’humain (jamais représenté) dont l’absence motive toutes les questions, qui fonde toutes les inquiétudes et renvoie à l’essence de l’existence. Parfois-, un pantin (presque humanisé) observe la scène de la même manière qu’un peintre en fait le modèle de la représentation humaine. J’ai pu dire qu’il y a une dimension conceptuelle dans l’œuvre de Mitsuo Shiraishi. Cette dimension, je tiens à la développer parce qu’elle ne se déploie pas sur le pur versant historique des tenants de cet art, mais elle en donne une évaluation qui déborde le « What you see is what you see » (« Ce que vous voyez est ce que vous voyez ») de Frank Stella. Elle le déborde en indiquant qu’il y a, derrière l’épreuve de la tautologie et des faits, l’appréhension d’un secret qui restera inexpliqué, et c’est tant mieux. Je pense à l’expérience de Tony Smith qui roule en pleine nuit sur une route non éclairée et qui pense cela comme une sculpture ou comme la première formulation d’une performance. La sculpture Die est ce qui en résulte, un monument, un cube de 183 x 183 x 183 cm, à l’échelle humaine, à appréhender avec son corps puisque ne sont visibles que deux faces, à saisir comme une référence explicite à l’absence (de corps) et à la mort. Chez Shiraishi, ce sont bien des monuments qui sont représentés, labyrinthes, murs, caravanes, objets artificiels, etc., qui posent le socle de la rêverie et des questions existentielles. C’est un peu comme un miroir pour un regardeur qui se découvre enfin. C’est par la peinture que Mitsuo Shiraishi interpelle l’étrangeté du réel : l’impossible exposé comme évidence, le caché donné comme présence, l’humain évoqué dans la fable fantomatique de l’automate comme arrière-monde.
Il y a toujours un contexte qui amorce entre l’objet/sculpture (un banc, un distributeur de boissons, une ampoule accrochée au ciel invisible, un drapeau qui flotte dans un vent inapparent, un nuage en guise de rocher qui flotte sur l’abscisse d’un pont, deux lampadaires sur une route sans usager, des immeubles comme maquettes dans un jeu d’enfant, etc.) et le lieu/paysage/décor (désert, forêt épaisseur de l’inconnu, entailles qui suggèrent une érotique cachée, brouillards-) des rencontres ducassiennes à disséquer. L’artiste nous saisit à rebrousse-poil. Ce qu’il donne à voir, c’est ce que nous ne pouvons penser que dans ces rêves fugaces, ces nuits torrentielles et ces réponses sans solution. Même si l’on pense parfois à Magritte, à Ernst, à Hopper, ce que réalise l’artiste est spécifique, qui déjoue l’histoire, qui perpétue des traditions qu’il rend éminemment modernes. Une montagne-cyclope rejoue l’installation Étant donnés de Marcel Duchamp en nous faisant franchir un couloir comme un œil qui ne trouverait jamais son issue. Œuvre de l’allusion allusive, de la rêverie qui rêve, du réel qui s’émancipe de lui-même. Œuvre de l’intelligence retrouvée qui fabrique sa tour de Babel avec des humains invisibles. Tout cela se tient si près de l’apparence humaine qu’elle peut réapparaître soudainement et pour de vrai. Un miracle de peintures et de gravures dans la texture lisse de l’huile qui cache son application, dans la texture fine des traits qui tremblent et gravent les gestes et les faires de l’artiste, dans l’humour souriant de celui-ci qui contrecarre toutes les évidences.
Germain Roesz, août 2018.